L'avis des Libraires - 228ème Chronique : Autumn
L’avis des libraires : 228ème chronique
Autumn de Philippe Delerm
Grandeur & décadence des Préraphaélites
Les différentes couvertures francophones d'Autumn. On peut souligner que les portraits choisis s'opposent, tant dans le modèle que dans leur signification : la première, Beata Beatrix, est le dernier portrait que Rossetti a exécuté d'Elizabeth Siddal, central à l'intrigue ; la seconde, Proserpine, renvoie aux Enfers et à son autre grande muse, la belle Jane Morris ; enfin, la dernière, toujours avec Morris, La Donna della Fiamma, évoque la passion brûlante. Les trois pourraient pourtant illustrer la trame de Delerm, comme nous le verrons par la suite.
Résumé
1850. L’Angleterre voit s’opposer à son art corseté et austère un tout nouveau courant : le préraphaélisme.
Au sein de cette confrérie d’un genre inédit, un nom balaie tous les autres. Celui de Dante Gabriel Rossetti. Un jeune artiste prodige, révolutionnaire. Son talent est indéniable, son style résolument lumineux mais l’homme, lui, est plus obscur.
Autour de cette icone infernale gravitent muses, collègues, famille, maîtresses, critiques, admirateurs, détracteurs, s’échauffent des débats enflammés ou s’élèvent des louanges extatiques. Tous ceux qui resteront dans son sillage finiront par s’étioler, à commencer par les femmes extraordinaires immortalisées par ses tableaux.
L’une d’entre elles, surtout, gagnera l’éternité au prix de sa propre destruction : Elizabeth Siddal…
Les Préraphaélites, bande & débandade
Au fil des siècles, les Préraphaélites auront fait couler beaucoup d’encre. Leurs œuvres les plus emblématiques, pourtant, revendiquent dans leurs thématiques le spirituel ou le classique. La religion, les mythes arthuriens, le génie shakespearien… Rien que de très conventionnel. Mais l’esthétique dérange. Certains critiques y voient une sensualité déplacée, voire du mépris. La liberté des traits, de leurs jeux d’ombre et de lumière, est sévèrement tancée. Plus blasphématoires que pieux, ces Préraphaélites. Ils sont si jeunes, si graves, si absolus, si hostiles au conformisme. Epris d’indépendance et de rêve mais enchaînés par leurs démons respectifs.
Un courant dont les contradictions vibrent dans ses membres, des plus légendaires aux plus méconnus. Rossetti se complet dans la peine, la débauche et la destruction, la sienne et celle des autres, en quête d’un paradis qu’il n’atteindra jamais. Millais voit la salvation et la reconnaissance aux côtés de son épouse-muse Euphemia, sans toucher au grandiose de ses débuts. L’infortuné Walter Deverell, le premier à découvrir la grâce d’Elizabeth Siddal, sera incapable de la transcender comme Dante Gabriel. James Collinson, tiraillé entre la confrérie, l’amour et sa vocation dévote renoncera aux deux premiers pour perdre finalement la dernière.
Chaque révolution connaît son lot de fidèles et de revers : le public aimera les Préraphaélites autant qu’il les reniera. Le triomphe est une affaire de mode, un peu vulgaire, par trop mercantile. Le succès s’exhibe sur scène mais en coulisses, les tragédies et les frasques à répétition jettent un voile ténébreux sur la confrérie.
Pour le meilleur comme pour le pire, les Préraphaélites ne seront jamais sages, ni désuets. Union consommée du vice et de la vertu, leurs œuvres échappent à la naphtaline et au temps. Quitte à exhaler un parfum de soufre.
L’âme de l’artiste
De fait, le public, masse anonyme et versatile, intéresse peu Philippe Delerm, si ce n’est pour mentionner son hypocrisie bienpensante et son goût des médisances. Son roman s’attache à des personnalités précises, à une période bien définie, de 1850 à 1869 – soit de l’entrée fracassante de Siddal dans le petit groupe au deuil révolu de Rossetti. En irréprochable érudit, il retranscrit à la perfection le bouillonnement d’un courant en plein bouleversement, de l’effervescence des prémices à la dislocation prévisible du cercle. Soit une époque et tout son – beau – monde. On y croise d’ailleurs des figures majeures, du célèbre Carroll au bouffon moderne Swinburne en passant par la comédienne Adah Isaacs Menken. Leurs lieux de prédilection sont retranscrits avec un sens du détail immersif. Pour un peu, on se perdrait dans les bouges sordides de Londres, la gloire dépenaillée de la Tudor House, le désordre vibrant des ateliers, le froid impersonnel de la demeure Ruskin, l’émeraude et l’ocre brumeux de l’Ecosse.
Delerm s’attache aux lieux mais surtout aux êtres qui les hantent. Ce n’est pas tant leur succès qui l’intéresse que la complexité de ces peintres, la grandeur des uns et la décadence des autres. Sa vision est sans complaisance, sans glorification non plus. Le regard s’abstient de tout jugement et évite de racoler le lectorat par le scabreux : chacun sera libre d’en tirer l’interprétation qu’il souhaite. Delerm s’attache à leur parcours, fait montre d’une culture sans faille, des anecdotes les plus secrètes aux coups d’éclats bien connus de leurs admirateurs. Il met ces âmes agitées, malades souvent, l’aspiration de leurs idéaux, leurs failles et leur génie à hauteur de lecteur. Hommes et femmes s’y dévoilent dans toute leur profondeur. Rossetti et Lizzie en tête, Millais et Effy en opposition. Un couple provoquera son glas, l’autre son élévation. Enfin, la troublante Jane Morris, apparition fugace et marquante, inaccessible pour Dante Gabriel comme pour nous. Dans ces portraits s’immiscent des réflexions sur l’art, la vie, l’amour, le bonheur, la famille, la culpabilité, le trépas, la destruction et l’autodestruction. Comme de l’or passé au vitriol.
La plume-peinture
Se focaliser sur une période aussi limitée est certes frustrant sur certains points, tant on aurait volontiers prolongé l’excursion. Mais le choix est légitime. Le prologue fait écho à l’épilogue, la boucle est exécutée avec la même précision qu’une ronde des saisons où prédominerait l’automne. Car l’automne est partout. Ses couleurs chaudes sont dans les cheveux, ses teintes mordorées embrasent les paysages, ses funestes présages illustrent les destins, son nom plane sur l’ensemble des pages. L’automne s’infiltre jusque dans la plume, conférant à l’intrigue toute sa puissance.
Il y a de la peinture dans l’écriture, une myriade de couleurs dans les mots employés. Amoureux du style, épris des sens, Delerm dessine sa trame touche par touche, s’emploie à insuffler la beauté dans chaque phrase. Il se dégage du texte une mélancolie, une langueur propre au sujet, baignées d’une intensité esthétique terrassante. S’il s’attache à rester au plus près des faits et à combler les incertitudes de l’Histoire de la manière la plus réaliste possible, la forme n’est jamais au second plan. La plume est remarquablement riche – non, bien au-delà : elle est fastueuse. On pourrait crier à l’excès, au superflu. Or, l’exercice n’est pas vain : l’auteur répond au fond, à ces figures historiques qu’il ressuscite, qu’il rend si vivantes, loin du manichéisme, des convenances. Il imprègne ses fulgurances romancières du talent tourmenté de Rossetti, du souffle évanescent d’Elizabeth, de l’ingénuité grandiose de Millais, de l’esprit retors de Ruskin, de la force d’Effy, du mystère de Jane.
Autumn est une fresque en clair-obscur où l’amour de l’Art côtoie l’attrait de la Mort, où la lumière du texte souligne la noirceur de ces existences entremêlées puis déchirées. Aussi brillante, sensuelle et torturée qu’une œuvre de Rossetti, voilà une toile de maître que l’on contemple jusqu’à l’abîme.
Lecture commune avec Moonlight Symphony,
découvrez son avis ici : 🍁
~ Les conseils du Chapelier ~
* A lire : Les préraphaélites de Rosseti à Burne-Jones de Guillaume Morel, Editions Place des Victoires, 280 pages, 39€95.
* A écouter : Les préraphaélites, un monde rêveur dans L'art est la matière, une émission proposée par Jean de Loisy pour France Culture.
* A voir : Desperate Romantics, mini-série BBC très romancée avec Amy Manson (Lizzie Siddal), Aidan Turner (Dante Gabriel Rossetti), Zoë Tapper (Effie Gray), Samuel Barnett (John Everett Millais)...
Autumn de Philippe Delerm, Editions du Rocher, 263 pages, 17€10. Existe en format poche aux Editions Folio, 306 pages, 8€60.
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